Contrairement à la querelle de l’École des Femmes, Le Tartuffe ne se limite pas un cercle restreint d’auteurs et de critiques, mais devient une véritable affaire d’État dans un moment de dissidence entre l’Église et le roi Louis XIV.
Si le Tartuffe est aujourd’hui un nom commun entré dans notre vocabulaire courant et désignant le mensonge et l’hypocrisie, il est initialement ce représentant de la mauvaise dévotion, celle d’une religion corrompue, un péril pour l’ordre social et politique.
Dès sa première représentation, cette œuvre jugée infâme fut condamnée et combattu par les hauts représentants de la religion catholique. Menacé du bûcher, Molière s’est vu interdire sa pièce pendant cinq ans avant de pouvoir la jouer à nouveau. Retour sur cet épisode littéraire qui accompagna la naissance de ce chef d’œuvre.
ORIGINE ET HISTOIRE DE LA PIÈCE
On soupçonne Le Tartuffe d’être une commande royale puisqu’il fut présenté pour la première fois à la fin des « Plaisirs de l’Ile Enchantée », petite semaine de festivité organisée en mai 1664 par le roi Louis XIV. Au programme, ballets, prouesses équestres, feux d’artifices, festins, et cerise sur le gâteau, la représentation du Tartuffe, à l’origine construit sur le modèle de la farce en trois actes.
L’HISTOIRE EN RÉSUMÉ :
Faux dévot, trompeur et perfide, Le Tartuffe élit domicile dans le domicile de la famille Pernelle, gagnant la confiance du maitre de maison Orgon et de sa grand-mère Mme Pernelle. Non dupe, le reste de la famille, Elmire (sa femme), Cléante (son beau-frère), dénoncent ses agissements, mais sont incapables de faire entendre raison à Orgon. Entièrement aveuglé, il souhaite même marier le Tartuffe avec sa fille Mariane, initialement promise à Valère.
Elmire réussira à le démasquer, notamment en cachant son mari sous la table tandis qu’elle trompe le faux dévot en succombant à ses avances. Orgon furieux souhaite le chasser, mais ce dernier, trop ancré dans sa position parasite, dispose d’éléments compromettant sur la famille en ayant même réussi à en devenir l’héritier. La pièce finit sur un deus ex machina où un envoyé du Roi finit par arrêter Le Tartuffe, libérant la famille Pernelle de son emprise et permettant à nouveau le mariage de Mariane et de Valère.
Cette version définitive fut cependant remaniée à plusieurs reprises par Molière. Le récit tel que présenté durant les plaisirs de l’île enchantée est aujourd’hui inconnu. Contraint d’adoucir son propos suites aux diverses attaques et interdictions, Molière proposa en juillet 1667 une version remaniée de sa pièce. Le Tartuffe est désormais étiqueté non plus comme un « hypocrite » mais comme un « imposteur ». Il perd son apparence d’homme d’église pour se rapprocher de l’escroc ; autrement dit, il n’est plus un religieux coupable de luxure, mais un véritable criminel simulant la dévotion.
Il rajoute les personnages de Mariane et de Valère, puis modifie également la fin, donnant le beau rôle au Roi en l’affirmant comme seul et véritable garant de la justice. Habile tour de Molière qui en flattant l’égo royal s’assure sa protection. Mais cette version ne fut pas non plus au goût des dévots qui encore une fois firent interdire la pièce.
ATTAQUES ET DÉNONCIATIONS
La pièce connait un fort succès dès sa première représentation. Pourtant, dans les jours qui suivent, sur les instances de l’archevêque de Paris, Louis XIV interdit à Molière de représenter sa comédie, tout du moins publiquement. La raison est simple : le Tartuffe, c’est un coup droit suivi d’un ko technique contre l’église et plus spécifiquement contre la Compagnie du St Sacrement.
Société secrète, composées de membres du clergé et de la noblesse, la Compagnie du St Sacrement est une organisation, contre-pouvoir du Roi, qui souhaite imposer la morale chrétienne à toutes les strates de la société. De fait, elle condamne tout comportements immoraux, le vice et la tentation, et par exemple le fait notable de ne pas autoriser les décolletés.

Dans les dents le Saint Sacrement.
Le Tartuffe est une représentation directe des « faux-dévots » de cette compagnie. C’est une figure hypocrite, celle du « faîtes ce que je dis, pas ce que je fais » ; il exprime cette contradiction entre les paroles et les actes. Molière critique la fausse foi religieuse de son temps qui sert aux hypocrites pour profiter des richesses d’autrui. Toutes les intentions « bassement physiques » du Tartuffe sont camouflées et enrobées sous des termes religieux. Ce fameux passage (acte III, scène 2),
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées ».
est une allusion directe aux dogmes du St Sacrement et à leur rhétorique. Quelques scènes plus loin, cette autre réplique : « Le scandale du monde est ce qui fait l’offense, Et ce n’est pas pécher que pécher en silence » enfonce le clou sur la croix en dénonçant le secret de la confession. Bref, Molière s’abrite derrière ce personnage du faux religieux tout en tirant à bout portant sur le parti dévot lui-même.
Autre passage évocateur, Acte IV, scène 5, où Elmire simulant une quinte de toux pour faire intervenir son mari, se voit proposer un « remède » par le Tartuffe :
« Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?
C’est un rhume obstiné, sans doute, et je vois bien
Que tous les jus du monde, ici, ne feront rien. »
Or à l’époque la plante du réglisse se consommait sous la forme d’un long bâton à sucer. Doit-on pousser l’équivoque plus loin ?
Mais en dehors de ces attaques sur la dévotion, sur ce vice camouflé par une fausse vertu apparente, c’est cette ressemblance qui lui est aussi reprochée. La pièce peut amener les esprits manquant de discernement à confondre la fausse et la vraie dévotion, et à se laisser corrompre par la représentation.

Molière lisant son « Tartuffe » au salon de Ninon de Lenclos, toile de Nicolas-André Monsiau, réalisée en 1802.
En réaction, en avril 1664, la Compagnie du Saint Sacrement de Paris décida d’empêcher par tous les moyens la représentation de cette pièce. À l’époque le catholicisme est affaibli, notamment dû à la réforme protestante et au mouvement janséniste grandissant en son sein. Dans ce climat de crise, la pièce de Molière accentue les tensions et sape l’autorité de l’Église. Louis XIV, sous la pression des groupes religieux, finit par se laisser convaincre et interdit la pièce.
Il reçoit notamment la lettre du curé de l’église Saint-Barthélemy de Paris, Pierre Roullé, qui tout en glorifiant sa majesté fustige Molière d’un clash digne des plus grands :
« Un homme, ou plutôt un démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés […] Il méritait, par cet attentat sacrilège et impie, un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même avant-coureur de celui de l’Enfer, pour expier un crime si grief de lèse-Majesté divine ». (Ici le passage en entier.)
DÉFENSES ET VENGEANCES
Molière est donc sacrement dans la merde, et menant sa défense il écrit une lettre de supplication au Roi. Il lui assure qu’il ne fait que remplir sa fonction d’auteur de comédie au but moral :
« Le Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes en les divertissant, j’ai cru que dans l’emploi où je me trouve je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et comme l’Hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes, et des plus dangereux, j’avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites ». (Ici, le passage en entier.)

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Bien que sympathisant du jeune auteur, Louis XIV est dans une situation politique bien trop délicate pour y parvenir. Financièrement mal au point, Molière reprend ses anciennes pièces mais qui ne rencontrent pas la ferveur d’un public déjà connaisseur. Il commence donc l’écriture d’une nouvelle pièce « Dom Juan ou le festin de Pierre », représentée pour la première fois en février et mars 1665.
Têtu et revanchard, Molière modifie le personnage du Dom Juan. Au personnage de libertin, sans grande morale, il le présente comme un sceptique, comme un non-croyant :
« Et dites-moi un peu, encore faut-il croire quelque chose. Qu’est-ce que vous croyez ? – Ce que je crois ? – Oui. – Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. »
Don Juan ou le Festin de pierre, Acte 3, Scène 1.
Sans rentrer dans le détail, à la fin de l’histoire Dom Juan simule sa conversion et se repent faussement de ses péchés. Cette scène est une allusion directe aux faux dévots et sa pièce Le Tartuffe, alors toujours interdite. L’hypocrite fait sembler de se convertir pour pouvoir pêcher en silence et se garantir un prestige social.
Près de cinq ans après sa première représentation, le Tartuffe sera finalement autorisé à nouveau. Avec la mort d’Anne d’Autriche (reine mère de Louis XIV), la puissance et l’influence du parti dévot ont décru et le Roi, après de longues négociations avec l’Église, retrouve une importante liberté d’action qui permet à Molière de jouer sa pièce. En février 1669, c’est la troisième version de l’œuvre désormais appelée Le Tartuffe ou l’Imposteur, qui sera présentée en public sur la scène du Palais Royal. Elle sera le plus grand succès de l’auteur avec la durée d’exploitation la plus longue.
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