Un soir de spectacle (après la représentation de Saïgon à L’Odéon si mes souvenirs sont corrects), je demandais son avis à un ami comédien, plus habitué aux représentations Parisiennes que je ne l’étais. Après un léger hochement d’épaule suivie d’une moue dubitative, il me sortit de son léger accent : « Mouais, il y a un peu trop de pathos à mon goût ». Peu au fait, et assez largué, je masquais au mieux mon incompétence avec un « Ha ouais, tu trouves ? », avant de le laisser faire la conversation tout seul.
Mot sortit tout droit des Enfers, la notion du Pathos nous provient d’Aristote qui l’aborde avec ses cousins l’ethos et le logos, dans son ouvrage La Rhétorique. Ces trois catégories sont les fondations du discours argumentatif. En vulgarisant légèrement, être persuasif équivaudrait à être logique (logos), avec du caractère (ethos) et de l’émotion (pathos).
ETHOS, ETHOS, EST-CE QUE J’AI UNE GUEULE D’ÉTHOSPHÈRE ?
Notice : L’éthos et le logos ont peu de rapport avec le domaine théâtral alors nous ne les développerons guère pour nous concentrer davantage sur le pathos.
L’éthos aborde la forme d’un discours. C’est le ton, le style, la prestance, l’apparence qui contribuent à établir la crédibilité du rhéteur et ainsi à gagner la confiance de son auditoire. Cette confiance et attention se conforte lorsque l’orateur se dote de « qualités morales » comme la vertu ou la bienveillance, ce qui lui confère la sympathie du public. Ce que l’on peut décrire en d’autres termes comme « être cool et sympa ».
Roland Barthes (philosophe et critique littéraire du 20ème siècle) désigne l’éthos comme « les traits de caractère que l’orateur doit montrer à l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour faire bonne impression: ce sont ses airs. Il ne s’agit donc pas d’une psychologie expressive, mais d’une psychologie imaginaire (au sens psychanalytique): je dois signifier ce que je veux être pour l’autre ». (Roland Barthes, Œuvres complètes, Le Seuil, 1994, p.946.)
Le logos, grand frère de la logique, concerne tous les traits d’un discours lié au raisonnement. Il va chercher à démontrer par la rationalité, et est de fait, antagoniste au pathos qui lui cherche à convaincre par la sensibilité. Cette méthode était la préférée d’Aristote qui au contraire de ces deux voisines ne cherche pas à séduire.
LE PATHOS, MOT COMPTE TRIPLE
Aristote définit le pathos en ces termes : « les passions sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements et suscitent la peine et le plaisir, comme la colère, la pitié, la crainte, et toutes les émotions de ce genre ainsi que leur contraire ». (Rhétorique II, 1378a 19-22.)
User de pathos dans son discours, c’est chercher à convaincre par l’émotion, en touchant à la sensibilité de chacun. C’est user d’empathie pour arriver à ses fins. L’orateur cherche donc à faire ressentir à l’auditoire des passions comme la colère, la pitié, la sympathie, la tristesse ou encore la compassion.
Par opposition à l’ethos, le pathos selon Roland Barthes, « renvoie aux affects de celui qui écoute (et non plus de l’orateur), tels du moins qu’il les imagine. (…) Toutes ces passions sont prises volontairement dans leur banalité: la colère, c’est ce que tout le monde pense de la colère, la passion n’est jamais que ce que l’on en dit: de l’intertextuel pur, de la « citation » (…). Les passions sont des morceaux de langage tout faits, que l’orateur doit simplement bien connaître; d’où l’idée d’une grille des passions, non comme une collection d’essences mais comme un assemblage d’opinions ». (Roland Barthes, op.cit., p. 947.)
1. Du Pathos au registre pathétique
À la base rien ne relie le pathos au pathétique, qui étymologiquement signifie plutôt la parole. Le terme, à l’origine neutre, prendra progressivement un sens péjoratif, lorsqu’il dénoncera une surenchère de l’émotion, un trop-plein excessif et disproportionné. Le mauvais usage du terme deviendra son sens, et un excès de pathos dévalorise le discours ; notre culture jugeant mal ceux qui s’adonnent à leurs passions, sans modération ou tempérance.
Aujourd’hui le registre pathétique compartimente les situations où un personnage exprime sa souffrance ou sa plainte. On y retrouve les champs lexicaux de la pitié, de la crainte, des figures d’amplification (hyperbole), de répétition (anaphore), etc.
Souhaitant comprendre comment la transition entre pathétique et pathos s’était opérée, j’ai au cours de quelques recherches découvert un essai d’Anne Coudreuse étudiant la relation et la transition lexicale entre Pathos et Pathétique. Lisez l’ensemble qui est captivant, mais pour les plus feignants ou pressés d’entre nous, en voici une synthèse rapide.
La petite note utile, mais dispensable :
Emprunté au Grec, le mot Pathos se confondra par la terminologie « pathétique » dès 1690, où dans la première édition du Dictionnaire Universel de Furetière, il sera illustré par l’exemple de Démosthène et Cicéron qui « haranguaient le peuple pathétiquement », et « le tournaient comme il leur plaisait ». (Anne Coudreuse, Pathos et pathétique au XVIIIe siècle, Studi Francesi, Rosenberg, p. 01.)
Dans les futures éditons des dictionnaires de l’Académie Française, sa définition et son utilisation se précise avec l’emprunt d’une citation de Molière : « On voit partout chez vous l’ithos et le pathos« . (Scène 3, Acte 3, Les Femmes Savantes, 1672.)
C’est le premier usage du terme pathos dans la langue Française, où Molière signe paradoxalement « en même temps son acte de naissance et son faire-part de décès ». (Ibid., p. 04). Si Vadius, (le personnage de la scène) y exprime la distinction Aristocienne entre « la morale et sentiment pour l’ethos, et les passions et émotions pour le pathos » (Ibid., p. 05), c’est pourtant ici que se joue la couture entre le pathos « rhétorique » tel que définit par Aristote, et le pathos « pathétique » affublé d’un trait comique et donc ridicule.
Douze ans après dans les Femmes Savantes, on trouve le premier emploi du terme « pathétique » dans l’examen d’Horace de Corneille qui constate : « qu’il passe pour constant que le second acte est un des plus pathétiques qui soient sur la scène, et le troisième un des plus artificieux. » (Corneille, Œuvres complètes, collection « l’Intégrale », éd. du Seuil, 1963, p. 249.)
Ainsi, et selon Anne Coudreuse autrice de cet essai : « Le pathétique est un terme de critique et d’esthétique, qui va devenir au cours de son évolution un synonyme de « dramatique », qui dans l’usage parlé contemporain ne fait plus du tout référence au théâtre, mais signifie « piteux, dérisoire, lamentable ». Le pathos, défini originellement dans la Rhétorique d’Aristote, devient une autre façon de désigner l’emphase et la grandiloquence ». (Ibid., p. 13.)
2. Pathos et spectateur, une relation amère
Notice : Je vous conseille la lecture de Dramaturgie du pathos par Danielle Chaperon qui développe avec intelligence la notion du pathos et son usage contemporain. La lecture peut-être fastidieuse due à une technicité trop présente, alors j’ai effectué un travail d’adaptation pour en éclaircir le sens et extraire l’essentiel (qui nous concerne).
Aujourd’hui, l’usage du terme pathos par la critique contemporaine est monnaie courante lorsque l’on souhaite dénoncer une certaine forme de jeu ou de direction d’acteurs. C’est à la charge du créateur d’éviter (et de combattre) toute trace de pathos dans leurs œuvres.
Or user du pathos dans un discours, c’est chercher à susciter des passions, de l’émotion, en touchant à la sensibilité du public. C’est par l’action et sa représentation qui se déroule sous ses yeux, qu’il doit ressentir ces fameuses émotions.
Ainsi critiquer un usage du pathos dans une œuvre reviendrait caricaturalement à dire : « On a essayé de me faire pleurer, et en vrai, ça m’a trop soulé frère ». (Je prends l’exemple de la tristesse, mais ça fonctionne avec la joie, la peur, etc.) Lorsque l’émotion est rejetée, la représentation échoue, et les moyens mis en œuvre par cette dernière pour toucher celui qui en est le témoin, en deviennent pathétique.
Cependant l’action (la praxis) chez Aristote n’est pas quotidienne, elle ne se rapporte ni au travail (ponos), ni à la création (poïésis)*. L’action humaine (nos actes, nos paroles…) est complexe et dépend de multiples facteurs situationnels et relationnels. De l’action découle des conséquences qui sont par nature imprévisibles et irréversibles. Bref l’action humaine est fragile, et c’est le théâtre qui doit se charger de sa représentation.
* J’en peux plus d’écrire des mots en grec :
Bon là c’est un peu technique, alors voici des précisions. Aristote se réfère à la praxis pour désigner l’action ou la pratique. « C’est l’ensemble des activités humaines susceptibles de transformer des rapports sociaux, et/ou de modifier le milieu naturel » (Cf. Wikipédia). Un spectacle de théâtre relève donc de la praxis, comme étant certes une œuvre, mais aussi une activité sociale et politique.
Il l’oppose à la poïésis qui désigne la création ou la production. Son objectif, c’est la production d’un bien ou d’un service, mais ce n’est pas « l’action de fabriquer un bien, ou de rendre un service ». La poïésis au sens d’Aristote est donc plus théorique, voir même contemplative. Par exemple, le travail de l’acteur se rapporte plus à la poïésis (et du travail ponos) qu’à la praxis.
Le théâtre contemporain expose et explore beaucoup cette notion de fragilité. On déconstruit l’action, le registre, on parle de « crise/disparition du personnage », et l’on place le spectateur dans une situation particulière où il est le matériel d’un dispositif scénique. Il est ainsi invité à considérer sa propre situation.
Le spectateur doit contempler, comprendre, gérer ses émotions et tout changement qui peut le perturber. Ressentir de la colère, de l’indignation, de la honte, voire de la haine à la vue d’une action (et au sens plus large d’un spectacle), entre donc le pathétique et dans la construction intégrante de la représentation, et de son effet volontaire sur le public.
L’effet recherché est donc par nature esthétique, les émotions produites chez le spectateur découlent d’une représentation fictionnelle (mais non invraisemblable) d’une action. En clair, on peut être ému de voir par exemple Roméo et Juliette s’embrasser, mais cela ne nous concerne pas, c’est une émotion que l’on ne vit pas au premier degré.
« Force est de constater cependant que le public fait aujourd’hui au théâtre l’épreuve répétée de la fragilité humaine. Nul doute que les artistes contemporains estiment que celle-ci doit être moins conjurée que rappelée (parce qu’elle est aujourd’hui dénigrée, déniée, refoulée dans une société dominée par la logique économique). On pourrait se risquer à dire que le théâtre contemporain est moins préoccupé de conjurer la pitié et la crainte, que la honte d’être un être fragile ». (Dramaturgie du pathos, Danielle Chaperon.)
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