Lire La Poétique d’Aristote permet de démystifier de nombreux points. Apprendre par exemple, qu’Aristote était en gros kiff sur Homère, qu’il n’a jamais écrit la règle des trois unités, ou encore que la fameuse notion de katharsis n’est mentionnée qu’une fois dans toute son œuvre.
Ouvrage fondamental certes, mais également ouvrage incomplet, jamais mis en forme par l’auteur, succession de notes, de brides, souvent confuses qui se contredisent parfois entre elles, La Poétique se veut être « un art qui propose un ensemble de règle pour écrire une bonne tragédie, une bonne épopée, tout comme la Rhétorique, sa jumelle, proposait des règles pour composer un bon discours ».
Aristote qui disait « que l’instruction suppose trois choses : un heureux naturel, l’éducation, l’exercice » souhaite par ce livre construire les bases de l’épopée, de la tragédie et de la comédie.*
* Cette-dernière toutefois ne sera que très brièvement exposée, et ne connaîtra pas de réel développement. On apprendra cependant sur les quelques lignes de l’œuvre y faisant mention, qu’Aristote range la comédie dans le domaine de l’éthos, et la tragédie dans celui du pathos. Il considère également l’Odyssée d’Homère comme étant « une préfiguration à la comédie », et enfin à la différence de la tragédie, où les personnages sont « d’exceptions et meilleurs que leurs contemporains », les personnages de la comédie y sont dépeints comme « vils », comme « l’imitation des hommes pires ». Mais le comique ne traite pas du vice dans sa totalité, il n’est « qu’une partie du laid », « un défaut, une laideur qui n’entraînent ni douleur, ni dommage ».
UN MOT SUR L’AUTEUR
Disciple de Platon, lui-même élève de Socrate, auteur de La Rhétorique, La Physique, L’Éthique, (la liste est longue), Aristote est un philosophe grec de l’antiquité ayant abordé une pluralité de domaines différents dans ses œuvres.
Pour ce qui nous intéresse, ce philosophe croit notamment en l’ordre naturel de toutes choses. Les êtres y ont tous une nature (physis), plus ou moins parfaite, qui doit tendre vers le Divin.
De fait, il examine le poème comme un être vivant, « comme lui, il doit être un, et chacune de ses parties doit contribuer à l’harmonieuse constitution de l’ensemble qui doit être aisément saisi par l’esprit ». La tragédie doit être « menée jusqu’à sa fin et former un tout ». Comme la structure d’un être vivant, elle doit être « ni trop petite pour interdire que l’on puisse en distinguer les parties, mais ni trop grande pour empêcher qu’on ne la considère dans sa totalité ».
Autre point lié à l’influence de la nature chez Aristote, ce-dernier étudie « chaque espèce de poésie selon sa nature même, lui assignant une fonction et une efficacité propre. La tragédie connait une croissance comparable à celle des êtres vivants, elle nait, se développe, puis trouve son point d’équilibre le jour où elle n’existe plus en puissance, mais entre en possession de sa nature propre ; et c’est encore la nature qui lui donne le type de vers qui convient ».
LA NOTION DE « MIMESIS » (imitation ou représentation selon les traductions)
La musique, la peinture, la poésie et toutes autres formes d’art appartiendraient selon Aristote au même genre, celui de l’imitation. Ce sont les moyens et procédés d’imitations appliqués qui définiraient leurs différences. Par exemple, l’épopée et la tragédie « sont par essence toutes deux mimétiques mais se différencient par leur mode d‘imitation, l’une ayant recourt au récit assumé par l’auteur ou par un narrateur, l’autre à des personnages en action ».
Pour aller plus loin :
La notion de mimésis était déjà abordée par Platon qui en proposait une vision très négative. Elle était présentée comme « image d’une image », comme « la copie d’un monde sensible, déjà lui-même éloigné de la vérité ». Elle s’adressait alors à la partie la plus basse de notre nature, et l’imitateur « devenait un charlatan qui abuse des naïfs ». Aristote à la différence de son maître, estimait que la poésie doit présenter « des formes épurées et exemplaires des passions humaines comme la crainte et la pitié ».
LA POÉTIQUE, LIVRE DE CUISINE POUR POÈTE TRAGIQUE
La Poétique souhaite établir les secrets de « la plus belle des tragédies ». Cherchant toujours à déterminer sa nature propre et à disséquer sa structure, Aristote énumère à travers son œuvre plusieurs ensembles de règles. En voici une partie :
- Le poète doit établir « l’idée générale de sa pièce », construire une structure dramatique pour dégager une situation et des rapports humains identifiables, de portée universelle. Après avoir érigé ses fondations, le poète développe l’intrigue par des histoires secondaires « permettant de donner à la pièce l’ampleur nécessaire ».
« La tragédie ne se conçoit pas par ses personnages, le héros tragique n’existe pas pour Aristote (pas plus qu’il n’existait dans la conscience critique de son temps : le personnage éponyme ne meurt pas toujours dans le théâtre grec, et sa mort ne coïncide pas avec la fin de la pièce) ».
« Aristote analyse les situations dramatiques, mais jamais il ne fera de psychologie ; (au mieux, il dresse une typologie éthique des personnages) ; il préfère mettre au jour des structures, quelle sorte d’évènements par exemple – et non quelle sorte d’hommes – qui sont les plus susceptibles de produire l’effet pathétique (pathos) ».
- Le dramaturge doit respecter l’unité de cohérence ou de vraisemblance, « puisque le domaine de la mimésis est celui du possible, non du monde réel […] seul le possible entraîne la conviction ». La tragédie doit persuader son public, il doit s’identifier, l’irrationnel viendrait briser « l’adhésion du public au spectacle qu’elle regarde ».
Bien que nuancé dans son propos, c’est à cause de cette règle, et du fait que « lorsque le poète parle en son nom, il n’imite pas » que l’on retrouve les noms des figures antiques dans nos tragédies classiques. « Pour la tragédie au contraire, on s’attache aux noms d’hommes qui ont existé, la raison en est que le possible entraîne la conviction ».
De même bien que violents, immoraux, ou remplis d’autres caractères de ce genre, « le poète doit les rendre remarquables même s’ils ont ces défauts. Un exemple de dureté : l’Achille d’Agathon et d’Homère ». En définitive, le public est le seul juge de l’œuvre : « Aristote en est bien conscient, d’où le conseil donné aux auteurs, de se mettre les choses sous les yeux, pour éviter toute entorse à la convenance ou à la vraisemblance ».
- Aristote l’affirme plusieurs fois au cours de la Poétique, l’unité d’action est primordiale et nécessaire. Toutefois l’unité de lieu et de temps sont plus ambiguës. Sur l’unité de lieu, aucun passage dans la Poétique n’en fait mention. Quant à l’unité de temps, elle n’est abordée que lorsqu’Aristote compare tragédie et épopée : « Alors que l’étendue de l’épopée n’est pas limitée dans le temps, la tragédie essaie autant que possible, de se dérouler durant une seule révolution du soleil ». Notion qui manque de précision, une seule révolution du soleil peut tout aussi bien désigner les douze heures d’une journée tout comme les 24h.
- Pratiquement chirurgical dans son approche, Aristote décrit six éléments constitutifs d’une tragédie : l’histoire, le caractère, la pensée, l’expression, le spectacle et le chant. L’expression et le chant constituent les moyens de l’imitation (si l’expression est d’ailleurs différente entre le discours rhétorique et la poésie, sa pensée reste similaire).
Si l’agencement de ces éléments est primordial, lorsqu’il considère la tragédie dans son ensemble, il distingue (encore) cinq autres parties constitutives : « le prologue, l’épisode, l’exode, et le chant du chœur* qui se divise à son tour en parados (le chant d’entrée, le premier chant du cœur) et stasimon (là où le cœur commente et analyse la situation dramatique) ». Le théâtre grec ignorait donc la division des pièces en actes, et c’est la Renaissance qui transformera cette notion pour aboutir aux cinq actes des tragédies classiques.
* En ce qui concerne le chœur, il n’est à l’époque d’Aristote qu’une « simple tradition que l’on semble respecter par habitude ». Il ne s’y attarde donc guère indiquant cependant que le chœur « doit être considéré comme l’un des acteurs, doit faire partie de l’ensemble et concourir à l’action, non comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle« . La fonction du chœur se résume à la plainte du peuple, « c’est le calme de l’âme et le chant, car ce sont là les dispositions les plus ordinaires des hommes. […] Le chœur doit s’intéresser à l’action sans y prendre part ».
- En définitive, la tragédie serait donc « l’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue en langage relevé d’assaisonnement dont chaque espèce est utilisée séparément selon les partie de l’œuvre ».
Par « langage relevé d’assaisonnement » Aristote aborde ici les notions de rythme et de mélodie exécutés soit par le chant ou par le mètre. Aristote conçois la langue poétique comme « une transgression de la norme du quotidien ». Le langage quotidien assura la clarté et la compréhension, tandis que « le nom rare, la métaphore, l’ornement et les autres espèces de noms dont on a parlé, permettront d’éviter la banalité et la platitude ».
Aller plus loin, aller plus haut :
Très présente, limite indigeste, la notion du mètre revient régulièrement tout au long de l’œuvre. « À la différence du système français, qui prend en compte le nombre de syllabes et la rime, ou du système anglais et allemand qui s’attache aux accents, dans les vers grecs, la rime n’existe pas, le nombre des syllabes n’est pas fixe et l’accent n’a qu’un rôle tardif et secondaire ; seule y compte la quantité des syllabes : c’est en combinant des syllabes de durée différentes (longues ou brèves) que l’on composait le vers ».
Par exemple, Aristote définit le mètre iambique comme le mètre de la conversation et l’hexamètre comme le mètre dédié à l’épopée.
REGARDER GAMES OF THRONES ET ÉPROUVER LA KATHARSIS
Toutes ces règles, contraintes et efforts du poète ont pour finalité le plaisir du spectateur. La tragédie doit apporter la fameuse Katharsis (métaphore par ailleurs empruntée au domaine médical), et susciter le plaisir chez le spectateur, par la crainte et la pitié. Aristote nous fournit une définition de ces deux émotions : « l’une fait trembler pour soi, l’autre pour autrui ».
« Si Aristote ne justifie jamais son choix (pourquoi la crainte plutôt que l’effroi, ou la pitié plutôt que la sympathie), le meilleur moyen pour susciter ces deux émotions passe par l’effet de surprise. Le poète doit amener un évènement inattendu, mais qui fasse pressentir au spectateur l’action de la providence en rendant la punition du méchant, ou la reconnaissance, nécessaires et vraisemblables ».
« La crainte et la pitié sont définies par Aristote comme des émotions pénibles. La Katharsis semble donc résider en partie dans cette faculté paradoxale de transformer des sentiments désagréables en plaisir […] le spectacle tragique plaçant sous les yeux du spectateur leurs conséquences ultimes et funestes, le purgerait, le guérirait de ses mauvaises passions ».
« Voilà l’alchimie de la Katharsis qui parvient à substituer le plaisir à la gêne ; une notion que la majorité des critiques contemporains s’accordent désormais à considérer comme un concept d’ordre esthétique, plutôt que d’ordre éthique ».
Sinon, vous pouvez aussi regarder cette vidéo sur la Katharsis, c’est très certainement plus digeste.
LE COPYRIGHT, C’EST SACRÉ, M’VOYEZ ?
Peu considéré à la fin de l’antiquité et durant le Moyen-âge, les règles et théories d’Aristote se découvrent en France vers le milieu du 16ème siècle, à une époque où la pensée littéraire est essentiellement influencée par l’ouvrage sur l’Art Poétique d’Horace ; poète romain principalement célébré pour ses Odes, et connu pour sa fameuse citation Carpe Diem.
« Le glissement est d’importance puisque avec Horace, on passe des considérations purement esthétiques (Aristote soulignait et saluait l’efficacité dramatique des histoires légendaires qui déclinent meurtre et inceste), à des impératifs éthiques : le spectacle tragique doit rendre l’homme meilleur ; au plaisir propre engendré par la tragédie va se subsister pour longtemps la nécessité d’un enseignement moral ».
C’est vers la fin du 15ème siècle que l’ouvrage connait ses premières traductions latines en Italie. Pour autant, souvent mal traduit, les découpages du texte sont à la liberté des traducteurs qui pour la majorité sont bercés dans des conceptions Horaciennes. C’est donc un ouvrage bien loin de sa version initiale qui arrive en France. Critiques anciens et modernes, milieux universitaires et mondains, La Poétique fait figure d’autorité et tous font l’éloge d’un livre incompris.
« Alors que le traité d’Aristote est proclamé par Rapin (René Rapin, poète et théologien Français du 17ème siècle) comme « l’unique source d’où il faut prendre les règles », nombre de ces règles ont été définies et instituées par les critiques Italiens du 15ème siècle, influencés, nous l’avons dit, par Horace et la tradition latine tardive voir médiévale, plus que par le Stagirite (Aristote, alias le philosophe de la ville de Stagire). Ce-dernier devient une référence, un garant qui doit forcer le respect en matière de critique littéraire ; son nom répété à l’envi par les critiques et les auteurs envahit les préfaces des œuvres dramatiques comme les traités des doctes (érudit-savant). Mais nul d’entre ces derniers ne semble se souvenir qu’il a lu Riccoboni ou Scaliger (traducteurs Italiens), et non La Poétique elle-même ».
« Les règles (unité, vraisemblance, bienséance) s’imposent dans les années qui voient la fondation des premiers théâtres permanents à Paris. […] Le culte des règles, cependant, conduit à magnifier la figure du critique, qui est supposé savoir mieux que le poète lui-même comment atteindre la perfection ; il amène aussi le critique à se moquer de goût populaire : le poète compose pour l’élite ».
Après plusieurs décennies de création littéraire sous le joug d’une Poétique fallacieuse, c’est à partir du siècle des Lumières que la France, lassée de règles et contraintes stériles, se détache progressivement de sa période Classique pour entrer dans le Romantisme.
Pour aller plus loin :
Le Romantisme avec comme figure de proue Victor Hugo mettra fin au régime Aristocien, et ouvrira les portes à un nouveau genre : le drame. Nombreux sont les auteurs comme Diderot ou Beaumarchais qui appelaient déjà à un renouveau dramatique, plus ancré dans son époque contemporaine. D’autres cultures comme l’Allemagne avec l’essai Dramaturgie de Hambourg de Lessing (où il démonte l’Art poétique d’Aristote), ou encore l’Angleterre avec le théâtre Élisabéthain, et évidemment Shakespeare, vont contribuer à ce renouveau. En 1823/1825 Stendal dans son pamphlet Racine et Shakespeare dénonce l’usage du vers bannissant « une foule de sentiment » et interdisant « de dire qu’on entre ou qu’on sort, qu’on dort ou qu’on veille, sans qu’il faille chercher pour cela une tournure poétique ». Cette évolution littéraire, non sans peine, aboutira à la bataille d’Hernani, point d’orgue de la transition entre le Classicisme et le Romantisme.
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