Lister un ensemble de « traditions théâtrales » c’est commencer par prendre en compte un ensemble de pratiques, obéissant à des règles plus ou moins implicites et générationnelles. C’est par ailleurs la définition de l’historien Britannique Eric Hobsbawm pour qui « une tradition est un ensemble de pratiques rituelles et symboliques gouvernées par des règles tacitement acceptées et qui cherchent à transmettre certaines valeurs et normes de comportement par le biais de la répétition. »
À ce titre, les superstitions du théâtre fonctionnent sur le même mécanisme, mais je tenais à développer plus en détail certaines normes d’usage et de comportement propre au monde théâtral.
Les trois coups
Consistant en trois coups frappés sur le plateau ou une surface dure pour annoncer le début d’une représentation, les origines précises de cette tradition sont incertaines. Une interprétation possible prend sa source au Moyen Âge, les trois coups se rapprochant alors des trois branches de la trinité catholique : le Fils, le Père et le Saint-Esprit. Une autre explication fait remonter cette tradition dès le 17ème siècle où la troupe de Molière annonçait par l’intermédiaire de trois sauts, l’arrivée du roi, de la reine et du dauphin.
Le signal était donné par le régisseur qui martelait le sol de douze coups rapides pour avertir les machinistes, certains étant situés sous la scène, incapables de voir le spectacle. Trois coups répondaient ensuite, chacun provenant d’un endroit différent : le premier des cintres, le deuxième du dessous de la scène et le troisième de la coulisse opposée. Les machinistes étant ainsi prêts et le régisseur pouvait ouvrir le rideau.
Les coups sont donnés via un brigadier, un bâton traditionnellement en bois avec une poignée de velours rouge fixée par des clous dorés. Ce terme vient des équipes de machinistes appelées « brigades », où le grade de brigadier était attribué au régisseur en chef qui utilisait un bâton pour rassembler ses hommes ; par métonymie, le nom est resté.
Au fil des siècles, les « trois coups » ont acquis une signification symbolique et rituelle servant à marquer le début des représentations, voire l’entrée en scène d’un acteur ou d’un personnage important. Cette tradition a évolué au fil du temps avec l’apparition de nouvelles formes de théâtre et de pratiques scéniques. Aujourd’hui, les « trois coups » sont souvent remplacés par des signaux lumineux ou sonores, mais ils demeurent une référence symbolique et historique.
L’omniprésence du rouge
Sous l’Ancien Régime les fauteuils et les rideaux étaient d’un bleu azur, soit la couleur officielle de la royauté. C’est à la Révolution Française, pour la rénovation du théâtre de Richelieu en 1798, que la couleur rouge fut introduite pour la première fois. Fort critiquée en raison des souvenirs sanglants de la Terreur, ce changement esthétique ne s’imposera pas tout de suite et il faudra attendre l’arrivée de Napoléon pour que le rouge s’installe définitivement dans nos salles.
Place du Châtelet, le rideau était même jaune comme en témoigne cette citation de Jean Cocteau : « Quel délire lorsque le rideau jaune s’écartait après la pièce, lorsque la tragédienne [Sarah Bernhardt] saluait, les griffes de la main gauche enfoncées dans le poitrail. »
Couleur du romantisme, il accentue la rupture entre la scène et son public. D’autant plus qu’à l’époque, les théâtres restaient éclairés durant les représentations et le rouge permettait une meilleure mise en valeur des autres couleurs. Même si cette tradition persiste encore au cinéma comme au théâtre, elle tend à disparaitre au profit de sièges plus sombres.
L’ouverture des rideaux
Fabriqués en coton, polyester, laine et aux différentes propriétés acoustiques, occultantes, ou ignifuges, les rideaux encadrent la scène et la camoufle aux regards curieux du public. Le rideau de scène fait office de barrière entre la salle et le plateau, tandis que les pendrillons placés à cour et à jardin permettent de cacher les coulisses et les équipements scéniques. La frise habille le front de scène et masque les éclairages, tandis que la jupe décore la partie basse du plateau afin d’en couvrir la structure. Traditionnellement de couleur noire ou rouge, l’ouverture des rideaux peut être manuelle mais elle est bien souvent motorisée. Différents plis de rideaux (à plat, cousus, en papillons…) sont possibles apportant du relief et de la profondeur.

Le regard en coulisses (Salle des Fossés Saint-Germain, d’après Charles-Antoine Coypel, 1726)
Aperçu dès l’Antiquité mais peu présent au Moyen-Âge, ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du 17ème siècle que les rideaux sont utilisés pour marquer le début et la fin d’une représentation. Au 19ème siècle, cette pratique atteint son apogée : le rideau tombe désormais après chaque acte, fractionnant l’œuvre dramatique en parties distinctes. Le rideau de scène accompagne l’évolution du théâtre, il est l’artifice de l’illusion, la séparation visuelle du quatrième mur, puis sa présence s’estompe avec l’essor du théâtre post-dramatique.
LE SAVIEZ-VOUS ?
L’ouverture du rideau de scène a toute son importance et plusieurs possibilités existent !
- À l’Allemande : À l’image d’une guillotine, le rideau monte ou descend d’un seul tenant.
- À l’Italienne : Le rideau s’ouvre par le milieu, les deux parties remontent en drapé.
- À la Française : Combinant l’ouverture Italienne et Allemande, il s’ouvre par les deux côtés tout en remontant.
- À la Grecque : Les deux pans de rideau coulissent de chaque côté en partant du centre (comme une porte automatique). L’ensemble mécanique permettant l’ouverture et la fermeture du rideau à la grecque est appelé une patience.
- À la Brecht : Souvent actionné par les acteurs, il s’avance horizontalement cachant progressivement la scène au public.
- À la Polichinelle : La toile part du bas ou du haut en s’enroulant sur elle-même.
Les cadeaux de première
Fin des répétitions et jour de première, il est coutume entre comédien.es de s’offrir des petits « cadeaux de première » souvent en lien avec l’œuvre représentée ou avec le personnage joué. Gâteaux, fleurs, gravures des prénoms de la troupe sur des verres ou des sets de tables, ils sont souvent accompagnés de petits mots encourageants ou affectueux. Plaisir ou corvée, certains ne se prennent pas la tête et offrent la même chose à tout le monde (le cake aux olives pour toute la troupe, #tmtc).
Plus symboliques que chers, ces petites attentions célèbrent la fin d’une longue période de création et les débuts face au public. Si cette tradition est surtout portée par les acteurs.trices, le personnel technique y est aussi convié.
Peu avant la première représentation, les loges des artistes fleurissent d’objets de toutes sortes ; pour certain.es et par superstition, ces cadeaux peuvent rester dans leur loge jusqu’à la fin de la programmation. Progressivement, les loges s’humanisent selon la personnalité de son habitant.e.
Applaudissons tous ensemble
Si même la Bible évoque l’acte d’applaudir, (« Vous tous, peuples, battez des mains ! Poussez vers Dieu des cris de joie ! » Psaumes 47:1), l’origine des applaudissements nous provient de l’antiquité Romaine, où les acteurs invitaient le public en prononçant cette formule : « Valete et plaudite », « Portez-vous bien et applaudissez ». Certains empereurs Romains (dont Néron) y verront un outil politique, l’adhésion et l’enthousiasme du public à leurs égards est évaluée par la durée et l’intensité de ses applaudissements ; c’est le début de l’applaudimètre. Une pratique toujours en cours, puisqu’au Festival de Cannes la durée des applaudissements est mesurée et comparée.
D’après la presse, c’est la première représentation de Cyrano de Bergerac par Edmond Rostand en 1897 qui détient le plus long record d’applaudissements. De 20 minutes à près de 2h selon différentes sources !
Traversant les siècles, la pratique se professionnalise et l’on voit émerger dès 1820 des « entreprises de succès dramatiques », où des personnes appelées « claqueurs » (ou « romains ») étaient chargés d’applaudir lors des pièces de théâtre. Dirigée par un « chef de claque » et répartie à différents endroits stratégiques, la troupe de claqueurs se composait de différents rôles : les « rieurs », les « pleureurs » (généralement des femmes feignant les larmes), ou encore des « chatouilleurs » qui s’assurait de la bonne humeur du public. Les directeurs de théâtre payait ces troupes pour s’assurer du succès de leurs productions. La claque était aussi un moyen pour le spectateur lambda d’obtenir des réductions ou des places gratuites auprès des chefs de claques, si l’on s’engageait à applaudir (à huer, à rire, etc.) aux moments commandés. Supprimé en 1902 par la Comédie Française, la trace des claqueurs se manifeste encore aujourd’hui à travers les rires préenregistrés des séries comiques.

Honoré Daumier, Le claqueur, (1842). Dans l’adaptation de Xavier Giannoli des Illusions Perdues, on retrouve un personnage de chef de claques dénommé Singali, inspiré des traits de Braulard de l’œuvre originale de Balzac.
Comme le souligne la musicologue allemande Jutta Toelle : « Rester assis durant une heure trente voire davantage sans faire un bruit ni un geste est une situation assez peu naturelle ». Contagieux et collectif, l’applaudissement libère le corps de sa passivité. La salle s’exprime et les artistes captent en direct les impressions de la foule ; à partir de trois rappels, c’est déjà une réussite.
Si nos traditions définissent des imaginaires communs (qu’il soit réels ou fictifs), elles sont amenées à évoluer selon les époques et les contextes. En cherchant à renouveler une tradition, on cherche à créer en lien entre une forme considérée comme « traditionnelle » et une autre plus « contemporaine ». Même si leur existence peut se raréfier, à l’image des trois coups ou de l’ouverture des rideaux, elles deviennent un choix de mise en scène et non plus un acte conformiste.
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