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Si le rire n’est pas le propre de l’homme, il noue toutefois avec ce-dernier une relation complexe, tantôt positive comme négative. À la fois mécanique naturelle du corps, ses sujets et effets furent de constantes sources de critiques. Un rapport qui se retrouve dès l’antiquité où lorsque notre cher Platon condamnait toute forme d’outrance, son disciple Aristote appelait au contraire à sa modération. Si dans une époque plus récente, Pierre Desproges s’esclaffait avec sa maxime « on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui », c’est bien que l’humour n’est pas qu’un divertissement mais également un acte politique. Tantôt dangereux ou libérateur, le rire est un exécutoire, un geste digressif et émancipateur bouleversant l’autorité.

À chaque époque ses pouvoirs et ses bourreaux : lorsque Molière s’amuse et tourne en ridicule les dogmes de l’église, il transgresse l’ordre pour en révéler les vices. Mais cette fonction politique du rire n’est pas innée, tout comme ne l’était pas l’existence de la comédie, des parodies et satyres de la société. Le genre comique, malmené, répudié, mis au banc d’une société dominée par le genre tragique a dû s’affranchir de ses origines, se légitimer, et se réinventer pour gagner le droit d’exister. L’histoire de cette évolution jusqu’à la création du genre comique comme le reflet d’une société en transition seront nos sujets d’études aujourd’hui.

 

 

LA FARCE, MAITRESSE EN SON DOMAINE

Débutons notre périple dans cette fantasmeuse époque du Moyen-Âge, où noblesse et clergé s’adonnaient au plaisir sur les dos courbés du bas peuple. Début des années 1200, les festivités propres au rire et au divertissement étaient rares, restreintes et contrôlées. L’amusement du peuple est encadré : faire la fête est un privilège, le moyen de relâcher la pression de temps à autres.

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

L’une des plus célèbres célébrations médiévales était la fête des fous. Appelée également « fête des innocents », ou « fête de l’âne », elle était organisée par le clergé en fin d’année. La teneur de ces événements était très particulière : on élisait un pape des fous et les prêtres étaient travestis, dansant et chantant des obscénités. On mangeait saucisses et boudins sur l’autel de l’église, on brûlait de vielles chaussures dans les encensoirs, puis les faux prêtres étaient promenés dans des tonneaux remplis d’ordures tout en se pavanant.

 

La rareté de ces évènements est proportionnelle à leur ampleur et les dérives sont multiples : foule violente, sujets vulgaires, sexuels, scatologiques… Le pouvoir est désacralisé et l’on se rit des figures d’autorité. Ce type de critique sociale, d’humour et de représentation sont aux origines de la farce. Par la suite le terme s’étend, et le genre intègre progressivement d’autres festivités. C’est l’une des fonctions de la farce : elle n’existe pas indépendamment, mais elle vient contrebalancer d’autres représentations. Par exemple au 14ème siècle, il était courant qu’un spectacle de nature religieuse (la vie des saints, du christ, les enfers, le paradis, etc.) soit interrompue par une scène de farce totalement immorale.

 

La farce du Meunier de qui le diable emporte l’âme en enfer

Prologue : À sa mort, le prêtre Saint Martin, très digne et très respectable, est entouré de ses proches, confrères et moines qu’il a formé au cours de sa longue vie chaste. Alors qu’il rend son dernier soupir dans une atmosphère calme et pieuse, la scène se coupe brutalement et la farce entre en scène.

Non loin de là, dans une maison de campagne crasseuse, un meunier gravement malade des reins se meurt sur son lit. Traité comme un chien par une famille épouvantable, sa femme le frappe et le trompe en riant avec le curé du village. Au même instant en enfer, Lucifer confie à l’un de ses diables la mission de récupérer l’âme d’un mourant dans un sac. Envoyé sur terre, il croise la maison du meunier dans laquelle il pénètre se cachant sous son lit. Or au moment de mourir, l’homme pris d’une grosse colique se met à déféquer dans toute la pièce, et le petit diable pensant récupérer l’âme par la tête se trompe de trou et ramène un sac rempli de merde aux enfers. En colère, Lucifer ordonne alors à tous ses suppôts de ne plus aller chercher aucune âme de meunier !

Cet équilibre aurait pu perdurer si l’Eglise, déjà fragilisée par des crises internes, n’avait pas dû faire face à la réforme protestante début du 16ème siècle. Désireuse d’apparaitre plus intègre et souhaitant éviter toutes critiques, les instances catholiques vont progressivement réduire et arrêter ce type de représentations. Mais la farce, genre toujours très populaire, ne saura disparaitre du jour au lendemain.

 

LA FARCE A PERDU LA BATAILLE, MAIS LA FARCE N’A PAS PERDU LA GUERRE

 

1. Vers une transition farceuse

1548 ! L’Europe redécouvre l’existence des textes antiques, et commence l’ère de la Renaissance. Constantinople tombe aux mains des Turcs, et les chrétiens d’orient émigrent en Italie. L’humanité se découvre à elle-même, la science des anciens est glorifiée et l’on cherche à retrouver un prestige passé. C’est même sous cette optique que Joachim du Bellay écrit en 1549, Défense et illustration de la langue Française pour redonner sa noblesse à une langue française détériorée par le moyen-âge.

Un ouvrage nous importe, La Poétique d’Aristote. Bien que traduit avec les pieds, cet écrit permet néanmoins l’apparition d’un nouveau genre qui dominera la scène artistique pendant plusieurs décennies : la tragédie. Aristote instaure une structure, théorise la catharsis et codifie plusieurs règles. La littérature Française et Italienne sont profondément marquées par cet ouvrage et les autres genres perdent en noblesse.

INDIANA ET LE LIVRE PERDU D’ARISTOTE :

Dans sa préface, Aristote mentionne sa volonté de composer un second ouvrage cette fois-ci dédié aux règles et structures de la comédie. Jamais écrit, disparu ou détruit, ce livre et son contenu restent un mystère ! En l’absence de théorie du genre comique, les auteurs de l’époque ne prendront pas de risques. Un positionnement que l’on retrouve dans une scène du film « Le nom de la Rose », réalisé par Jean-Jacques Annaud en 1986, opposant Guillaume de Baskerville à un des moines de l’abbaye (à partir de 1:40).

 

Impopulaire auprès des auteurs, la farce, trop connotée « moyen-âge », est accusée de corrompre les hommes et de défigurer le réel. Cette pensée est très importante : l’effet du théâtre sur les spectateurs légitime ou non sa représentation. Pas de problème pour la tragédie qui vient purger le public, autre problème pour la farce qui vient exposer les vices du monde et favoriser de mauvaises pensées. La rhétorique est simple : devant une scène d’adultère, le mari serait encouragé à tromper sa femme ; et si un curé couche avec une femme, alors tous les curés sont immoraux.

Pour autant, la farce reste un genre très populaire et donc commercial. Le théâtre se professionnalisant elle va à nouveau retrouver sa place dans les représentations. Le spectacle est désormais attaché d’une scène comique d’environ 15min en épilogue, puis d’une annonce et d’un prologue. Ces rôles vont être confiés aux farceurs d’une compagnie. Une évolution qui va de pair avec l’influence de la Comedia Del Arte (puisqu’aux alentours des années 1600-1650 de nombreuses troupes italiennes arrivent en France) qui vient progressivement se confondre avec la farce médiévale. Les rôles sont désormais attribués à des professionnels, non plus des amateurs, et ces-derniers se spécialisent dans un personnage.

Similaire au style Italien on retrouve donc des archétypes caricaturaux, comme le personnage du docteur (qui ne parle qu’en monologue d’un langage pédant impossible à comprendre), le jeune soldat (qui se glorifie d’exploits jamais réalisés), le père de famille (souvent avare, mesquin, réactionnaire), la jeune première (habillé de façon élégante), etc… La caricature amène une distance avec son sujet qui facilite l’acceptation de ce nouveau type de comédie.

La farce était également utilisée pour vendre des produits ou des services : par exemple, les vendeurs d’onguents miraculeux faisaient appel aux farceurs pour promouvoir leurs marchandises.

 

2. Des débuts de théorisations comiques

Ce renouveau de la farce et cet intérêt toujours croissant vont susciter plusieurs réflexions chez les intellectuels de l’époque. Plusieurs théories et poétiques du rire vont se dessiner :

  • C’est le cas de Louis Guyon qui en 1603 dans « les Diverses Leçons » estime la comédie comme plus accessible car plus proche du peuple. Là ou la tragédie nous éloigne du monde, la comédie nous en rapproche ; seul pose le problème de la farce toujours jugée immorale.
  • Autre théoricien important, Jean Mairet estime que les règles de la tragédie peuvent s’adapter à la comédie. Il est par exemple approprié qu’une comédie se déroule en 24h, l’humour fonctionnant mieux dans un délai très court. Il appel à un style médian : ni la grossièreté indécente de la farce, ni le style oratoire élevé de la tragédie. La comédie doit imiter des actions et personnages vraisemblables et son dénouement doit être positif.

Cet évolution du regard public s’accomplit également par l’intermédiaire des auteurs. Souhaitant plaire au public, ils vont petit à petit intégrer des personnages de farce dans des intrigues plus sérieuses. Auparavant écriture honteuse et prohibée, ces avancées légitiment doucement le genre. Deux grands auteurs « à la commande » vont écrire les premières grandes comédies françaises : Alexandre Hardy, auteur supposé des « Ramoneurs » en 1624, et Jean Rotrou, auteur de « La Bague de l’Oubli » en 1627.

Même opération chez les acteurs comiques qui doivent défendre l’honneur de leur profession. Le clergé français associe ce métier à celui de la prostitution et les comédiens sont privés de sépulture religieuse. Acteur célèbre, Bruscambille prendra la défense de son art, affirmant que les acteurs de comédies sont plus fûtés que les personnages nobles qu’ils parodient, et capables de dissocier le vrai du faux contrairement aux autres.

Puis en 1635, l’Académie Française est créée sous le patronage de Richelieu. Tous les secteurs artistiques ont à présent un référent, une autorité, qui contrôle et définit des normes. Dès cet instant, on établit une dimension plus  positive de la comédie qui est officiellement perçue comme légitime.

 

LA FARCE PASSE À LA MOULINETTE

Aux oubliettes les histoires religieuses et obscénités des représentations médiévales ! Désormais plus en lien avec la noblesse de l’époque, plus satyrique, le genre comique se débarrasse progressivement des derniers reliquats de la farce pour être plus en phase avec son public.

 

1. Corneille et son concept de « comédie pas drôle »

Courant 1630, trois uniques théâtres dominent la capitale : le théâtre du Marais, l’Hôtel de Bourgogne et la Comédie Française. Cherchant à se différencier, le théâtre du Marais va s’orienter vers une clientèle luxueuse aux goûts raffinés. C’est dans ce contexte que Corneille commence son aventure théâtrale avec des pièces intimistes, sentimentales, aux personnages bourgeois. En 1629, il édite « Les Mélites », pièce qui s’affirme comme « comique », mais avec un net refus des personnages caricaturaux de la farce.

Toutefois devant les nécessités économiques du Théâtre du Marais, Corneille, certainement maussade devant l’affaire, se voit contraint d’intégrer des comic relief dans ses autres comédies, notamment par le personnage du valet (soit le compère du héros, plus ou moins adroit et fûté). Ce type de rôle est la spécialité du comédien Julien Bedeau dit Jodelet, alors vedette comique du Théâtre du Marais. Très désirés du public, les valets prennent une place plus importante dans la littérature théâtrale au point même d’exister plus individuellement (à l’image de « Jodelet ou le Maitre valet », écrit par Paul Scarron en 1643). Caricature vivante, le valet s’amuse des codes de la noblesse et se moque de ses attributs. On rit désormais moins du vulgaire de la farce, et plus de la stupidité ou de la parodie d’un personnage.

Julien Bedeau Jodelet

Julien Bedeau dit Jodelet tape la pose.

 

Incommodé d’écrire pour des acteurs et d’intégrer ce rôle dans ses personnages, Corneille après Le Menteur (1644), et La Suite du Menteur (1645), se refusera à écrire de nouvelles comédies. Au contraire, il défend son style et affirme son esthétique : La comédie doit-elle faire rire ?. Nuance, car chez Corneille on rit « avec », et non « contre ». Présentant des personnages nobles, il cherche un humour de caractère sous fond d’intrigue amoureuse. Avec Corneille, un personnage devient intéressant dès qu’une forme d’extravagance existe, mais il refuse tout grotesque, ridicule ou vulgarité ; c’est son principe de « comédie héroïque ».

 

2. Molière et sa « fonction morale »

Revenant de province, Molière récupère Jodelet (dont la réputation s’est tassée entre temps) et publie Les Précieuses Ridicules en 1659, petite farce en un acte dont le succès foudroyant suscite beaucoup de jalousie.

Habitués des scandales mais plébiscité par le Roi, Molière enchaine les controverses avec la querelle de l’École des Femmes, puis l’Affaire Tartuffe. Si les nombreuses références sexuelles et ses attaques contre la religion en froissent plus d’un, c’est tout de même son style comique qui s’imposera. Molière dote la comédie d’une fonction morale : elle expose et dénonce les vices des hommes. (Une idée que l’on retrouve déjà en 1633 avec La comédie des comédiens de Nicolas Gougenot, où le théâtre, bien loin de contaminer le public peut aussi l’éduquer.)

Dans sa préface du Tartuffe, Molière glisse cet adage : « Castigat ridendo mores » soit « La comédie corrige les mœurs par le rire ». Miroir comique de la vie quotidienne, la comédie est désormais un genre sérieux à la fois social et politique.

Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est, dans l’État, d’une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres ; et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule.

Molière, Le Tartuffe, 1664, préface.

D’un simple geste pour libérer ses pulsions, riant à gorge déployée de sujets vulgaires et obscènes, la comédie s’affranchissant de cet héritage, tournée vers un besoin de reconnaissance et de légitimité a su se mouvoir malgré l’agitation des mondes littéraires, politiques et religieux.

Édulcoré et écrit convenablement selon les règles de la poétique en vigueur, le genre comique trouve de nouvelles formes, plus satyriques, moqueuses et parodiques. Faire rire devient une profession et les comiques deviennent les garants d’un art toujours répudié.

Où en est notre rapport au rire aujourd’hui ? Que dirait Molière devant Blanche Gardin ? Que penserait Feydeau de France Inter ? Le peuple veut savoir.

 

Benjamin Profil édito BouletCorp

ÉCRIT PAR : Benjamin

Double parcours en communication et théâtre, je passe mon temps à étudier et à produire des contenus pour Parlons Théâtre. On peut se croiser à la bibliothèque, au théâtre, ou autour d’un verre.

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